en me brossant les dents ce matin je réfléchissais (à la réflexion, je ne réfléchissais pas, j’écrivais, j’écrivais précisément cet article, oui, j’écris avec le va et vient de la brosse dans ma bouche, j’écris sous la douche aussi, souvent, ou bien en conduisant, ce qui m’oblige à pratiquer des arrêts intempestifs, pas d’autres choix que de s’arrêter dans des zones industrielles ou sur les bas-côtés, parce qu’il faut bien prendre quelques notes, garder une trace des mots qui défilent à l’arrière du crâne, ou, dans le cas écriture-douche, à mettre un terme anticipé au brossage/séchage/toilettage... Plus j’écris moins je suis propre et plus je traîne dans les bas-côtés) à la difficulté, pour moi, aujourd’hui, de rédiger un mémoire universitaire : être juste mais explicite, lever les ambiguïtés, énoncer clairement ce qui b(r)ouillonne et fourmille... alors que justement depuis des années je travaille avec ça : les ambiguités, le trouble, l’opaque... Ce qui me fait agir, c’est la possibilité d’être, dans l’acte d’écrire, en prise avec cette complexité vertigineuse et sourde de la vie, cette énergie qui dépasse l’entendement, ce mystère qui s’accroît au fur et à mesure qu’on fait reculer l’ignorance comme un cercle qui s’agrandit et dont la circonférence toucherait une part toujours plus grande d’inconnu. Produire une oeuvre qui n’imite pas la vie mais qui remet ses forces en jeu en inventant un monde autre, celui du texte.
Rien de nouveau sous le soleil, le bouquet c’est Mallarmé, mais ça me fait du bien de me le rappeler, de temps en temps, en me brossant les dents.
Alors, avec ce mémoire, je suis le cul entre deux chaises, mais je veux bien essayer parce que les positions inconfortables, les entre-deux, les marches "sur le fil", c’est bien ça, aussi, l’écriture.
Ecrire
Les participants en atelier d’écriture sont incités à écrire. Bien. Qu’est-ce qu’écrire ? Nécessité de soumettre le terme à la question (on aimerait tant laisser les mots dans leur flou, celui d’avant la compréhension nette et péremptoire, certifiée par le dictionnaire, classée et répertoriée, le flou et l’ouvert de la première fois… et en même temps cette passion du dictionnaire que je n’utiliserai pourtant pas pour le mot qui nous intéresse ici) avant de commencer. La vision est nette, je sais, je sais ce qu’écrire est, pour moi, je n’ai jamais pu parler qu’en mon nom, mais les mots pour le dire se bousculent, se chassent les uns les autres, et lorsqu’ils arrivent, malaisément, ils me paraissent lourds, patauds, peu aptes à traduire l’expérience.
Ce qu’écrire n’est pas.
Ce n’est pas dévider du texte même « bien » écrit, sans fautes.
Ce n’est pas construire un texte équilibré, bien dosé, avec les ingrédients qu’il faut, là où il faut.
Ce n’est pas se répandre sur la feuille (mais ce peut être un préalable à l’écriture).
Ce n’est pas écrire malin : une historiette qui fait mouche.
Ce n’est pas une partie de rodomontades (t’as vu, j’ai du vocabulaire, et l’imparfait du subjonctif, là, hein).
Ce n’est pas faire de l’esprit.
ce n’est pas expliciter le monde, représenter clairement ce qui est complexe et confus.
Ce n’est pas enjôler le lecteur, chercher à le séduire ou le choquer, c’est du pareil au même. Encore moins chercher à le convaincre. Ce n’est pas se soucier du lecteur même si l’autre est toujours présent dans l’acte d’écrire, les autres : un fourmillement au creux de l’écriture.
Ce n’est pas reproduire.
Bien.
Ecrire c’est.
Partir d’un point sourd.
Désirer un territoire proche mais inconnaissable, dissimulé et qui reste dissimulé. Ce serait comme chercher un enfant qui se serait si bien caché qu’on ne le retrouve plus et l’écriture serait alors la trace de nos pas dans les salles vides de ce que l’on y cherche. Il est pourtant là, l’enfant. On l’invente en le cherchant.
Ecrire, c’est cerner son secret.
S’engager dans cette exploration la tête vide, le corps en alerte.
Prendre le risque de ne rien trouver.
Etre seul sur le parcours, face à soi-même, avec tous les autres dedans (il s’agit de les amener progressivement à se calmer, qu’ils arrêtent d’hurler, de bavarder, leur signifier notre désir de mieux les entendre).
Produire le texte qui ne peut être écrit que par soi-même pour la seule raison qu’il sera écrit à partir de soi-même, de ce point sourd et multiple, seul point d’appui, pourtant fragile, impossible à localiser et identifier, mais plus réel que tout le reste (et cela n’a absolument rien à voir avec la question autobiographique).
Ecrire engage (et cela n’a absolument rien à voir avec une quelconque littérature engagée).
Est-ce compatible avec un atelier d’écriture, avec le collectif de toute l’entreprise. Je le crois. Et nul besoin pour cela d’être écrivain, c’est-à-dire inscrit dans une démarche, un travail sur la durée, un champ social. C’est en tout cas l’enjeu de l’atelier tel que je le conçois. Dès lors, la proposition d’écriture sera, dans le processus, déterminante.
mardi 22 février 2011, par
Messages
23 février 2011, 11:13, par Fafet
Ca m’avait l’air pourtant tout net ce matin aprés le brossage : chromes reluisants et oeil brillant. Des mots en guise de crème antiride. Pas besoin de collagène.
24 février 2011, 07:03, par Juliette Mézenc
et ce matin ?
14 décembre 2014, 05:46, par corinne
Un matin d’hiver 2014 j’ai retrouvé ma grand-mère, que je n’ai pas connue ,dans un atelier d’écriture devant un dessin de Giuseppe PENNONE Les foglie del cervello.
Voici
Les feuilles du cerveau
La première fois qu’un cerveau m’a touché
je m’en rappelle.
celui de la mère de ma mère
une tête de grand-mère qui tient dans une petite photo sépia
noir et blanc, cheveux de neige, sourire confiant
un cerveau tripatouillé par un as du vilebrequin
j’avais parmi mes ancêtres un cerveau féminin trépané
une boite que l’on avait ouverte à coup de métal
une boite que l’on avait refermée
pour rien
un geste de la science
Plus tard l’entourage de ma grand-mère s’apercevra que durant le temps de l’embrasure
des mots s’étaient envolés et que celui qui se présentait sur le bout de sa langue donnait
un tour comique à ses phrases hésitantes.
Comme si les feuilles de son cerveau n’étaient plus celles du dictionnaire
cervelle dévoilée un instant de trop
cerveau exposé à la radiation d’un spot électrique
Je regarde les feuilles du cerveau de la mère de ma mère,
tenues ensembles
par un fort adhésif
en guise de reliure
Je regarde le grain de ce livre en peau de chagrin qui a perdu la trace de sa mémoire .
Comment trépaner la boîte des mots sans rire, sans pleurer ?
Je caresse doucement du regard la chair intime de mon aïeule,
entre front et cheveux.
CJA