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le début d’un truc

... c’est là, à partir de là, de ce crâne que je tiens dans les mains, que tout a commencé. Ce crâne précisément. Les autres sont venus après, ceux que tu as vus dehors avant d’entrer, tous ceux qui s’entassent sur les tables là-bas, tous ceux-là sont venus après. En fait, les autres sont arrivés parce qu’il y avait eu celui-ci, qui a tout changé, celui-ci précisément... Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça, c’est pas le genre de choses qui se raconte, ce doit être tes yeux, tu as des yeux qui sont comme des tunnels dans lesquels on se lance et une fois lancé impossible de s’arrêter, c’est fou en même temps cette histoire, quand j’y pense, je ne sais même plus où je l’ai trouvé, ce crâne, tout est flou autour, je sais juste que je suis tombée dessus et que je suis restée scotchée comme jamais, à ne pas pouvoir m’en défaire, à ne pas vouloir m’en défaire, et combien de temps comment savoir, je ne saurais même pas dire si ce temps-là s’est compté en secondes ou en jours, je serais incapable de le dire, le genre de temps qui ne se compte pas, un genre de temps-pas-comptable, tu vois ce que je veux dire je le sais, on n’est pas dans la comptabilité quand on fait ce genre de rencontre, juste : on s’est regardés, lui et moi, et l’évidence, tout de suite, qu’on devait un jour se rencontrer, qu’on avait un tas de choses à se raconter, et que c’était le début d’une aventure avec plein de lendemains tout en se disant qu’on se foutait des lendemains, c’était très étrange et très évident, pas si déconcertant, en fait, et pourtant rien jusque là ne m’avait fait un tel effet, rien, pourtant j’en ai pris des trucs, des substances illicites comme ils disent, c’est même la raison pour laquelle on m’a mise ici, en quarantaine, mais ça serait trop long à expliquer, et puis on s’en fout, c’est du passé, l’important c’est lui maintenant, dès le premier regard je n’ai eu d’yeux que pour lui, pour la perfection de ses os, pour les lignes de ses os, tendues, qui filent et puis s’évasent, s’ouvrent en orbes, s’attendrissent en bosses ou bien, tout aussi bien, s’incurvent en creux doux au toucher, pour ses dents d’un ivoire légèrement plus foncé qui ont gagné du jeu dans les mâchoires dégarnies de leurs gencives, et qui feraient j’imagine de très beaux osselets, pour les lignes de suture qui accrochent le doigt, le retiennent, j’ai fini par fermer les yeux et passer lentement, parce qu’il est impossible de ne pas passer lentement les doigts sur un crâne, quels que soient les doigts, quel que soit le crâne, c’est ainsi, les mains ralentissent automatiquement le rythme dès lors qu’elles parcourent les reliefs d’un crâne, c’est ainsi, on n’y peut rien, j’ai donc passé lentement les doigts dans les trous qui avaient un jour laissé passer les artères et les flux, le sang, les larmes, et c’est là que j’ai basculé, avec lui et sous terre, un peu à la façon d’Alice mais par des galeries beaucoup plus étroites que son puits joliment garni de cartes géographiques et de pots de confiture, dans mon cas je dirais plutôt qu’il s’agissait de tunnels forés par des vers de terre, parce que tu le croiras ou pas mais j’avais basculé avec lui et dans son passé, alors qu’il était encore recouvert d’un peu de chair dans un état de décomposition avancé, et tout un tas de bestioles étaient affairées autour, dans les galeries et cavités qu’elles s’étaient frayées dans la terre comme dans la chair

lundi 30 avril 2018, par Juliette Mézenc

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