« Le Journal du brise-lames est un FPS littéraire : le lecteur évolue en caméra subjective dans un environnement virtuel où lire/voyager fait gagner des points de vie. C’est donc un jeu vidéo d’un nouveau genre. Il n’est pas question ici de tuer des zombies (quoique, on y songe) mais plutôt d’arpenter un paysage, contempler, écouter ou lire des textes. Jouer aussi avec l’esthétique du jeu : donner à voir des images « mal finies », des images intermédiaires et notamment les images filaires, faire des barres de vie des barres de lecture, travailler l’esthétique du bug etc. Jouer aussi avec les codes du jeu, la navigation, les niveaux, le rapport particulier au temps pour créer une expérience d’écriture et de lecture inédite, entre littérature et jeu-vidéo. »
Voici ce qu’on peut lire sur le site du chalet Mauriac qui nous accueille ce mois-ci en résidence. Et comme on ne fait pas que cueillir des champignons, boire du bordeaux au Chalet, du vin bourru au Cercle ouvrier, manger du bon boeuf gras de Bazas, suivre la trace de Thérèse Desqueyroux dans le village, guidés par Anne Duprez qui connait la famille Mauriac comme sa poche, piquer des fous rires avec les autres résidents (je vous souhaite un jour de partager une résidence avec Camille Lavaud, vraiment), savourer les lasagnes gargantuesques d’Elsa Oliarj-Ines, la sauce bolo maison de Gaïa Guasti, les portions hallucinantes de fromage à raclette de Caroline Poggi et Jonathan Vinel... il serait peut-être temps de vous dire ce qu’on fabrique ici.
Donc. Pour faire court et simple, notre programme du mois :
1. finaliser le premier niveau, le lecteur se déplacera sur le brise-lames modélisé et pourra naviguer d’un texte à l’autre, à pied ou par les airs. Le brise-lames - qui tient donc son journal - divague un peu, se souvient de sa naissance, de sa construction, se rappelle la guerre (qui lui revient, un peu, surtout au printemps)...
(extrait)
Au bord de la ville, je suis une figure qui s’étire. A mes débuts – 1673 – j’étais hébergé dans le cerveau de l’ingénieux La Feuille. Mais de la conception à la réalisation, il y a des pas de fourmis de géants de travers en arrière, je vais pas tout vous refaire, sachez qu’après avoir transité par Niquet, l’ingénieur Gaschon enfin a concrétisé : le 21 mai 1821, première pierre, façon de parler, au début on n’a rien vu. A la sortie de l’eau : un arc de cercle assorti de deux musoirs circulaires de 30 mètres de diamètre, à 6 canons chacun, et protégés par un mur haut de 6 mètres. Elégance, efficacité. En 1882, deux ingénieurs lancent deux épis, chacun le leur, à l’Est et surtout à l’ouest, le plus long, l’épi Dellon : 850 mètres au départ, 1050 mètres à l’arrivée après le prolongement de 1978. Au final : 3 KM 200. Pas mal. Je suis une figure qui s’étire sous un ciel qui en rajoute. Toujours plus grand. Mais chacun sait, c’est le port que je suis, de près. Je suis sa toise, adaptable et précise.
2. finir de creuser sous la structure du brise-lames un autre niveau, peuplé de récits de rêves. Le lecteur pourra parcourir tout un enchevêtrement de boyaux et cavités qui hébergeront les rêves de ceux qui vivent de l’autre côté de la rade intérieure, à la ville. La visite sera guidée par la voix et les commentaires du brise-lames himself (et aussi par des lucioles qui précèderont le lecteur, lui indiqueront le chemin).
(extrait)
Plus loin, suivez-moi, le couloir part en coude, une autre pièce minuscule qui s’ouvre sur un bras de mer. Une crique au fond, tapissée d’une herbe luxuriante, haute et d’un vert étonnant, qui a conquis toute l’île, semble-t-il, du moins pour ce qu’on en voit, une herbe grasse et unique que le vent ploie par endroits, il y lisse des figures plus sombres par grands aplats de sa paume large. L’eau, paisible, ne semble pas touchée par le phénomène.
3. ouvrir le chantier du troisième niveau où nous comptons déployer la série des newtopies, ce troisième niveau sera un ciel inversé sur lequel le lecteur se déplacera librement. Les textes se déclencheront lorsque le lecteur passera sur des phrases aux allures de tags, incrustées sur ce ciel devenu sol, le territoire des newtopies.
(extrait)
Nos sexes sont de verre et d’électricité. Par nuit noire ils nous rapprochent. La pleine lune, on la garde pour la danse et pour la chasse.
Très tôt, nous apprenons par cœur la topographie des zones sensibles que nous appelons entre nous « carte du tendre ». Sur le bout des doigts, très tôt, nous savons la nuque et le creux sur la route de l’épaule, très tôt nous savons le pli de l’aine et la naissance des fesses, les lobes et les dents, le frein et les nymphes, nous savons aussi où se logent les corpuscules de Krause, les points exquis… i tutti quanti. Nous sommes de bons élèves, appliqués et concentrés, le sexe est à l’unanimité notre matière préférée. Incollables sur le sujet, clitoris-vagin-anus et couronne-scrotum-anus sont nos saintes trinités.
Dès quinze ans, nous nous lançons. Nous essayons, expérimentons, nous tâtonnons, tâtons, tétons, petons, jetons, nous jouons, quitte ou double, le risque est de mise, nous jouons avec le cœur qui palpite au bout des doigts, nous sommes si jeunes alors, si timides et passionnés.
Plus tard, nous oublions nos leçons, nous rions les jambes en l’air, beaucoup plus, nous doublons la mise : le sérieux n’est plus de mise.
Nous pleurons dans le plaisir.
Pour vous la faire (encore) plus courte : on ne s’ennuie pas au chalet Mauriac.
Stéphane Gantelet et Juliette Mézenc
Pour prolonger : entretien avec Nathalie André pour Eclairs, la revue en ligne d’ Ecla Aquitaine.
mercredi 14 octobre 2015, par