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train de l’écrit

lorsque j’ai lu ceci

"C’est ça l’écriture. C’est le train de l’écrit qui passe par votre corps. Le traverse. C’est de là qu’on part pour parler de ces émotions difficiles à dire, si étrangères et qui néanmoins, tout à coup, s’emparent de vous" M. Duras, Ecrire

j’ai pensé à cela

Tu guettes le passage de Mathilde. L’Electricité t’a oublié, tu te fais l’effet d’un chat, paresseux, aux aguets.
Tu vois : une chaise blanche sur un sol de béton. Derrière, un lierre qui s’accroche et monte sur des canisses. Un coin de ciel.
Mathilde apparaît, contourne un pied de la chaise, passe sous l’assise. Elle porte un foulard qui se mêle au drapeau fixé à l’arrière de son vélo. Cette fois-ci, elle avance au ralenti, tu as le temps de lire la pub sur le drapeau : crème riche d’Yves Rocher, soin repulpant au pur Retinol. Cette fois-ci, ses traits sont tranchés, comme si elle avait décidé une bonne fois pour toutes de la tête qu’elle aurait : un nez droit dans un visage étroit, des lèvres fines, des yeux verts d’eau en amande. Ses cheveux sont dissimulés sous le foulard, jaune. Elle dépasse un deuxième pied, à ce moment précis tu entends monter un bruit, un bruit étrange. Comme si un train approchait. Mathilde tourne alors la tête dans ta direction. Tu crois qu’elle te sourit. Cette fois-ci elle est brune, cheveux lourds et visage plein. Tu essaies de faire un geste mais tu réussis qu’à lever le petit doigt… est-ce qu’elle le voit ? Elle poursuit sa route, le bruit grandit, toujours la tête tournée de ton côté… Papa fait irruption dans ton champ de vision, il conduit lui aussi au ralenti, prudemment, comme d’hab, mais Mathilde se rapproche du capot, elle ne voit rien arriver, elle te regarde, elle avance comme dans un rêve, toujours au ralenti, ta boîte se met à trembler, tu vois plus très bien, mais je sens le choc, violent, curieux comme c’est violent, rapport à la lenteur de tout le reste, soubresauts, j’y crois pas, à tout ça, le train entre en gare, je cogne contre la paroi, ma tête cogne contre la paroi, je suis projeté, je perds le sens, les claires-voies se referment une à une dans des claquements sonores, secs. Je ne vois plus rien (extrait de Poreuse).

Alors, rapidement, mentalement, fiévreusement et je n’en suis pas fière (je n’y avais donc jamais pensé, il y a quatre ans, au moment de l’écriture de Poreuse ? peut-être, pas sûr, dans tous les cas pas aussi clairement), j’ai relu Poreuse à la lumière de ces quelques mots de Duras.
Parce que Mathilde est précisément le train qui entre en Guillaume (le narrateur ici), c’est elle qui sillonne la ville puis l’intérieur du corps de Guillaume qui se lance aussitôt à sa suite. C’est elle qui s’échappe par sa bouche alors que lui reste en rade, coincé comme un rat, incapable d’opérer cette sortie de soi vers laquelle il tend sans trop le savoir. Oui, c’est une lecture possible. Et cette "sortie de soi" impossible, ce désir pourtant, toujours à l’oeuvre dans le travail d’écriture... J’écris dans cette tension et parfois : j’y suis, dans ce dedans-dehors, et c’est une joie.
Une fois que "le train de l’écrit" est sortie, bye bye, je reste en souffrance, il n’y a plus qu’à recommencer l’entreprise. Attendre un autre train sur le quai.

jeudi 10 février 2011, par Juliette Mézenc

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