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jean prod’hom

encore troublée par l’envoi de jean prod’hom, comme par un puzzle à 1001 pièces auquel il manquerait 1001 pièces. Je vous laisse le lire et le remercie pour ce qu’il produit sur cette page et génère ailleurs (dans ma petite caboche pleine de trous). Vous trouverez un texte que j’ai commis chez lui.


Au pied du brise-lames

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Un matin dʼaoût 1988 entre Kérity et Saint-Pierre, un coup dʼoeil, un éclair peut-être,
à deux pas du phare dʼEckmühl une lueur danse. Les jours passent, lʼintrus
se déplace à lʼabri dans lʼanse, même lueur que la veille mais un peu plus loin ou
un peu plus près cʼest selon. Hésite, tant de choses brillent, le ramasse enfin à
marée basse, ne sais pas pourquoi, beau et bleu, avec des vagues et le ciel,
lʼhorizon et la mer de sable. Il recèle peut-être quelque chose que les autres
nʼont pas, personne ne le sait, tu lʼignores encore ; le sentirais pourtant si tu le
prenais dans la main, la douceur, le grain dense, la fraîcheur, le cintre. Tu lʼas
mis dans ta poche.
Les jours suivants, dʼautres tessons lancent leurs feux tout autour, lieux sans
attrait mais bénis des dieux : Lesconil, Saint-Guénolé, Loctudy. Tant quʼà faire tu
les ramasses. Pas tous, les élus seulement, ceux qui ont su réduire leur fracture
et lustrer leur chiffre.
Sʼensuit nʼimporte quoi, une carte du monde et du tendre, avec ses criques, ses
digues, ses grèves, ses ports, ses môles, ses épaules, ses levées, ses jetées,
ses rivages, ses plages. Des voyages avec dedans la tête un seul désir, celui
dʼune pierre dans le creux de la main, terre cuite engobée, glacée, émaillée,
portée au comble de la perfection, terre de couleur sur les rivages dʼun rêve bien
vivant, petite éternité.
Sachez que le miracle se répète à deux pas du repaire des marins qui savent la
gourmandise de la mer, là où les buveurs de lait jettent leur bol comme des
amateurs de vodka. Cʼest ainsi quʼils remettent à lʼocéan sans crier gare les
tessons au bord tranchant, les restes de la cuisine du monde.
Les fragments ballottés par la marée, déplacés par les courants, la houle, par les
tempêtes se font oublier à lʼombre protectrice de la pierre qui les a brisés et
deviennent purs joyaux, taillés, façonnés, polis, limés par lʼeau qui mêle au sable
son grain. Ils vont et viennent au gré des circonstances secrètes qui les
embellissent, repris par la mer, laissés sur la grève, se calent, se déplacent à
peine. Certains trouvent alors une seconde vie, individuelle, particulière,
resplendissante. Pas tous et pas pour longtemps.
Avant dʼêtre réduites au couchant, ces petites ruines racontent en accéléré la
beauté, chacune à sa manière. Regardez-les chercher lʼunité, non pas celle du
pot dont elles ont été arrachées, mais celle du peu serti de rien, à lʼimage de
notre condition. Elles font voir dʼincomparables petits motifs qui se réduisent
comme peau de chagrin.
Le sable à la lisière de lʼair et de la terre ronge avec la mer et le vent ces petites
oeuvres inespérées qui flambent un instant, petite perfection discrète que
caresse lʼeau. Tout va très vite, dix ans à peine avant que le motif ne disparaisse
et nʼoffre plus au chasseur des mauvais jours quʼune pierre blanche, aussi
blanche que la mie du pain quʼemporte le goéland.

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Un seul tesson aurait suffi, le premier, celui de Penmarcʼh. Mais pour quʼenfin
celui-ci fasse voir son visage dans sa fragile mandorle, il aura fallu que je coure
les côtes bretonnes, les îles grecques, les rivières, la côte turque, le Léman, les
ports de la Méditerranée, les Lofoten, la Loire, vingt ans au total pour une
collecte forcenée, avec à la fin les poches bourrées de cailloux de Palerme et de
Paimpol, de Venise et de lʼÎle de Sein.
La multiplication a mis le rêve en miettes. Ils ont fini dans un tiroir, en tas, le tiroir
dʼune table de douanier, avec des pièces de monnaie bulgare et un Louis dʼor,
disséminés ensuite en tous lieux de la maison, identifiés, localisés, datés. Placés
dans des casses dʼimprimerie comme sʼils étaient les éléments dʼune langue qui
allait révéler ses secrets. Lʼentassement sʼest poursuivi avec la certitude que la
vérité de lʼensemble jaillirait un jour et quʼil serait temps alors de faire quelque
chose de ces merveilles. Mais quoi. En garder quelques-uns parmi les centaines
qui dorment dans leur niche. Les offrir à celle qui mʼaccueille, petite monnaie
sans crédit, analogue à celle quʼutilisent les enfants sur les quais de Saint-Pol-de-
Léon.

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Décidé à laisser ces pierres prometteuses à leur sort, je ne peux toutefois
mʼempêcher aujourdʼhui de soulever du bout du pied les innombrables tessons
blancs qui jonchent les rivages. Ils dissimulent parfois au verso – ils sont rusés,
le saviez-vous ? – un beau visage et son secret. Jʼen ramasse quelques-uns pour
réveiller, un instant, cette folie dʼil y a plus de vingt ans et ajouter discrètement,
lorsque la nuit vient, une croix sur ma carte du tendre.
Tout cela ne débouche sur rien, je le sais aujourdʼhui, sinon sur lʼassurance
dʼavoir été là où ils furent un jour, à Mazara, Epesses, Patras ou Patmos. Ils ne
sont que de petites méditations sans mobile apparent dont je me souviens à
peine et peine à me séparer, minuscules théâtres qui tiennent le temps dʼun
éclair le monde au creux de leurs mains, la béatitude et le temps qui passe.

Penmarc’h 1988 - Corcelles-le-Jorat 2011


Pour les autres vases communicants, suivez qui vous savez.

jeudi 3 février 2011, par Juliette Mézenc

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