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Sortir du rang

"Sortir du rang" est un texte qui est paru dans la revue Phoenix n°34 consacrée à Marie Cosnay. Je le reprends ici avec l’autorisation de l’autrice et de l’équipe de la revue, merci à eux.

Au pied du lit, Les Métamorphoses traduction Marie Cosnay sont ouvertes et posées sur mon cahier d’écriture, lui-même ouvert
de façon à ce que les pages s’embrassent
largement
que les unes, écrites, embrasent les autres, encore presque blanches
C’est un rituel idiot
comme tous les rituels
et j’y tiens (assez)
même si parfois j’oublie ces histoires de fécondation de mon texte en cours par d’autres qui l’inspirent
mais ce n’est de toute évidence que la face visible de ces passe-passe de texte à texte
de ces drôles de déplacements
ceux que l’on appelle
ceux qui nous échappent
et comment dans l’opération les choses prennent forme, se transforment, « formes changées en nouveaux corps »

Un texte surgit d’un autre, autre mais en lien, et ainsi de suite.

Avec Marie c’est souvent, que ça arrive, ces opérations de l’esprit, ces connexions parfois confondantes.

Du lit à la bibliothèque chez moi il n’y a qu’un pas
« Enfant, je me promenais dans la bibliothèque de Quentin comme dans une forêt »
Je prélève les livres de Marie Cosnay, entre Cécile Portier et Sylvia Plath, j’ouvre au hasard et l’Epopée me dit page 105 : « Si Clothilde Keppa en croit les informations que lui donne l’ipad, il fait 25 degrés ; étrange impression que le gazon a poussé depuis tout à l’heure, l’herbe charnue plutôt que le gazon elle dirait, des bêtes y pâturent (…). Depuis qu’elle est dans la vallée aux herbes grasses qui semblent pousser à vue d’œil, elle a du réseau. », puis je lève les yeux et réalise que ça fait un grand trou au milieu du rayon, les livres retirés de Marie Cosnay, 9 livres en moins, sans compter la traduction des Métamorphoses (qui ne m’avait pas fait du tout le même effet, jusque-là, avec les traductions d’avant), 10 livres en plus dans ma vie et d’autres à venir c’est certain parce que Marie écrit de ces livres que je lis de façon extraordinairement désordonnée, par embardées
hop je lis hop j’en sors
pour écrire
à mon tour
ses textes m’allument de façon presque automatique.

Il faut dire qu’elle est allumée, Marie, sacrément, ses récits aussi qui regardent du côté de la tragédie et de l’épopée, les genres les plus allumés qui soient, et par voie de conséquence les plus obscurs, tout traversés qu’ils sont par l’hybris, l’excès, ce qui en soi déborde et que Marie Cosnay ne cesse de triturer, fractionner, décliner, modeler

livre après livre

Faire de cette énergie folle, très patiemment, une œuvre
Changer la folie ordinaire en quelque chose de doux et vivant, notre richesse
Lire Cordelia la Guerre et, à chaque ligne, faire ce « bond hors du rang des meurtriers », hors du rang des dominants dominés par l’hybris, parce que oui, c’est bien « le grand déballage – qui a combien d’argent, de capitaux, de patrimoine, de de de. »
l’hybris institutionnalisée, l’hybris organisée, l’hybris idolâtrée
l’hybris chiffrée
mise en tableaux, en courbes, en statistiques
C’est le cours du Cac 40, du Nasdaq, le cours du box-office, les classements, les top 5, top 10, top 50, top 100
Qui est l’homme le plus riche du monde ? Et le plus influent ? La femme la plus sexy ? La rue la plus chère ?
C’est le cours habituel du monde, le monde tel qu’il va, bâti par ceux qui restent dans le rang, et nous qui bavons devant, et nous qui participons, dans le rang, nous tous dans le rang, nous qui nous tuons et tuons à petit feu, à force de confort et garde-fous érigés, de murs toujours plus hauts, de canapés toujours plus profonds, d’écrans toujours plus larges, « On va mourir et en plus on s’ennuie »
L’hybris qui nous fait construire des enfers avec sérieux et discipline
à trop vouloir, à trop pouvoir
persuadés qu’il n’y a rien de mieux à faire, rien de plus raisonnable, que donner nos vies à ce qui nous détruit
« Zelda imagine la capacité de Saizir à tout accepter : le raisonnablement, le déraisonnablement humain. Que des choses surnaturelles surgissent, que les hélicoptères magiques des Puissances unies nous surplombent pour venir à bout d’un jeune Tom tatoué et ex-flic, d’une fille flic et d’une moitié de truand qu’on a pour des raisons d’enquête déguisé en lieutenant, ça la rend folle. »

Sortir du rang c’est l’exception, rare qu’on y parvienne, et ce n’est jamais gagné, toujours à recommencer, toujours il nous faut un nouvel amour, un nouveau livre, du nouveau qui ne soit pas de la nouveauté, et pourtant c’est l’enjeu, la seule issue
« Tu écris ton poème, ton histoire révolutionnaire, épique. Tu t’acharnes, tu veux montrer le duel sanglant qui se tient là et là. Tu veux surtout trouver, à côté du duel sanglant, le chemin dérivé. »
Et tu risques gros, à être ainsi postée entre deux folies, la folie dominante et celle qui commande la fuite
celle qui fait s’avancer dans les rivières, lentement, des cailloux plein les poches
alors : vivrécrire sur cette crête, acérée
et la peur qui va avec
alors : changer la peur en livres, pas la peur de la mort mais la peur de la vie

cette vie qui nous fait une peur bleue

Comment vivre sans transformer la terreur que la vie inspire, sans créer de nouvelles formes, sans fabriquer de ces livres-baraquettes faits de matériaux de récupération, de ces livres pas sages, pas uniformes, pas linéaires, mais hétéroclites, chahutés, joyeux dans la bousculade, terribles pourtant, où l’on peut s’estimer heureux d’être « vivant avec tous mes membres intacts », des livres où abriter la peur, lui faire une place mais pas trop
« la mer tout près, des lauriers de toute sorte, 15 septembre il fait chaud des bêtes ailées nous houspillent, quitter la dépression c’est avoir les pieds ailés – et si ma gorge est sèche c’est qu’elle est passée par quelques-unes des grandes frousses, c’est qu’elle est encore dans la frousse qu’a suivie l’indifférence qu’a suivie l’étouffement qu’a suivi la mort, dis-je »
Comment vivre sans inventer c’est à dire changer la peur en jeu, comment faire autrement, je ne vois pas
« Evaporons-nous en récits disais-je »
Sortir de la peur par un récit et revenir aux autres plus lucide, plus calme, plus déterminée. Moins violente mais plus précise, mieux armée. Parce que Marie se coltine livre après livre cette violence sans nom dont il faut trouver la formule pour être délivré

par enchantement donc

des enchantements plein les livres de Marie qui sait bien que le monde n’a pas besoin de nous pour être enchanté, enchanté il l’est, il suffit de les regarder droit dans les yeux, le monde et ses enchantements, « on va voir ce qu’on va voir. », quel effroi, mais Marie a le regard hardi, « Elle a vu quelque chose de blanc, la chose blanche l’a saluée, lui a fait promettre des trucs de joie qu’on ne mesure pas, que les glands et les Jacomet ne mesurent pas. » et nous le sommes, en-chantés, par les chants de Marie, qui nous font toucher cette étrangeté qu’est la vie

« C’est la guerre. Les bois murmurent. Un jeune homme au tatouage sur l’épaule, passe d’arbre en arbre. »

Marie Cosnay invente ainsi des « contes encore presque bleus » dans une langue aussi passionnée que patiente, aussi puissante que délicate, une langue irrécupérable, étrangère, une qui échappe, « Ce jour-là deux retenus ne sont pas passés devant la juge, ont été directement libérés, par faute d’interprète dans leur langue, le hindi et le ourdou. », une langue qui se prend les murs, qui bute, se cabre, revient, cherche, trouve les micro-issues
« Je veux te montrer quelque chose, à la cave. C’est humide ici et j’ai mal au crâne. On ne restera pas longtemps. L’œil dans l’œilleton. J’aurais jamais cru que. D’ici on voit vers les jardins et au-delà. »
et c’est heureux.

jeudi 10 décembre 2020, par Juliette Mézenc

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