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soutien à la famille Mgroyan

Oui je soutiens la famille Mgroyan comme je soutiens tous ceux qui sont pris entre deux haines, deux violences, celle qu’ils ont fuie dans leur pays et celle qui se dresse en mur aux portes de l’Europe, en Méditerranée, qui est devenue ces dernières années la route la plus mortelle du monde.

(les oiseaux suspendent leur chant pour écouter celui de la femme)

Un homme part, il a un élastique dans le dos.
Le départ est facile tant ce qu’il quitte, paysage calciné, pays assoiffé, territoire exploité, le pousse vers l’avant et sans retenue, aucune, l’homme ne se retourne pas dans la hâte et le feu de son acte, et c’est presque joyeux qu’il part. L’homme est un battant.
L’élastique dans son dos est de la grosseur d’un poing qui bat lâchement, en cet instant, sur les fesses de l’homme, avant de serpenter à l’arrière de ses pas.
Mais très vite, si vite que nos yeux ont peine à le croire, l’élastique se tend, la marche de l’homme en est ralentie alors que toutes les fibres de l’homme sont tendues vers l’autre rive de la Méditerranée, il ne comprend pas et redouble d’effort, l’élastique s’étire et blanchit, de minuscules fendillements s’y font jour et l’homme rappelle bientôt ces athlètes de profil, arrêtés dans leur course sur un vase grec. C’est le moment de l’admirer, sa force est prodigieuse qui fait se tendre l’élastique par dessus les déserts et les peuples avec à l’autre extrémité un arbre au fût poli dans lequel l’homme a creusé son lit. C’est tout autour qu’il a assemblé, en blocs appareillés, les murs de sa maison.
Vous qui ouvrez les flots de vos sourires, à la proue de paquebots appareillés, curieux du monde et réconfortés par la douce pensée de votre retour, savez-vous seulement les forces en jeu pour celui qui part sans l’assurance de jamais retrouver son lit, sculpté dans le tronc équarri d’un bel arbre ?
Mais l’homme en a trop vu trop supporté, c’est toute la brutalité du monde à laquelle il lui faut s’arracher, c’est la brutalité même du monde qui lui donne des reins si solides, une tête si froide, bientôt l’élastique rompt dans un claquement dont on n’a pas idée et toute cette énergie retenue, accumulée, traverse le ciel d’un jet d’un seul, à une vitesse qui dépasse d’une tête l’idée même de vitesse. A l’œuvre : l’énergie colossale dont sont faits les peuples à venir parce que c’est le ventre qui parle en cet instant.
Et c’est là qu’elle se dresse
la mer
une mer dure et sans fleurs
sans aucune de ces fleurs que l’on jette par-dessus bord en hommage aux marins morts et qui se balancent un moment dans les plis des flots sombres
la mer est un mur
et ce mur est noir de tous les vents du nord accumulés, on ne compte plus le nombre de bras et de ventres qui s’écrasent là, sur la mer haute
si haute qu’elle nous bouffe les étoiles. Les constellations ne nous parlent plus, le passé et l’avenir s’éteignent. De grandes énergies ici se heurtent et s’annulent, sombrent.
Ce n’est pas naturel, cette mer qui se lève.
On est si loin de Charybde et Scylla qui ménageaient un passage entre, périlleux mais possible, si loin de Calypso, la Nymphe bouclée, qui accueillait Ulysse dans le creux de sa caverne où brûlaient en permanence le thuya et le cèdre.
Une mer qui devient mur, ce n’est pas naturel.
Derrière, on trouve des villes peuplées de gens qui creusent leur sillon avec application, des gens qui attendent gentiment la mort dans des allées ratissées et bordées de lauriers roses, où ils font de tout petits pas précautionneux, des villes où les bras et les énergies manquent et où l’on entend parfois très distinctement, pour un peu qu’on veuille bien les écouter, des voix qui disent : donnez-nous des bras et des rires.
Le monde vivant pleure et je pleure avec lui.

(la mer se retire)

Extrait de "Laissez-passer" paru aux éditions de l’Attente

lundi 5 juin 2017, par Juliette Mézenc

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