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laissez-passer # 9

C’était oublier à quel point la mort et le ciel se mordaient la queue.

Ce matin tôt que cette chose-là s’est éclairée. J’ai souri. Et puis j’ai ri. Ca semblait tellement évident, soudain. Tout en riant, je pensais « explosante fixe », comme si mon rire produisait ce mot que j’avais rencontré dans mes études et oublié depuis.

Le ciel est mon domaine. Il y a 30 ans, en 2005, j’ai soutenu une thèse en chimie de l’atmosphère intitulée : Prévisibilité des épisodes météorologiques à fort impact : sensibilité aux anomalies d’altitude. J’aime dire que je suis chercheur ès ciels. Je me crois donc assez bien placé pour vous dire que rien n’est plus relatif, plus changeant, rien n’est plus multiple que le ciel vu des hommes. Il y a des ciels. Celui de l’agriculteur, celui du peintre, celui du religieux, celui du tout petit enfant, celui de son père qui étend la lessive, celui de l’anxieux, celui des amoureux, celui de l’astrologue, la liste est trop longue et, de plus, les ciels se recoupent, on se partage des bouts de ciels comme on se partage des bouts de terres, des bouts de réalités, il faut bien vivre ensemble sur des territoires communs, s’y croiser, s’y aimer.
Alors, quand je parle du couple ciel/mort, je sais bien que c’est d’un ciel bien particulier dont il est question, un ciel dont j’avais oublié l’existence et qui m’est revenu ce matin. Sous la forme d’un dialogue, en toute logique je devais avoir 6 ans.
Elle est où maman maintenant ?
Elle est au ciel.
(…)
Non, elle est pas au ciel ! Elle est à moi !

Ils avaient souri et n’avaient jamais plus rien dit. Moi non plus. Episode balayé. Jusqu’à ce matin où je me suis entendu répondre à Basile : Sally ? Elle est au ciel. J’ai tout de suite saisi que mon trouble n’était pas seulement lié au fait d’avoir eu recours à la facilité, au cliché d’usage, j’avais mal dormi, moi aussi je l’aimais bien cette chienne, mais ça n’expliquait pas les larmes qui ont aussitôt coulé et inondé ma bouche qui s’est dans l’instant emplie d’eau salée que j’ai bue avec la joie de celui qui attend la pluie. J’ai laissé Basile à sa mère pour aller m’enfermer dans ma chambre. Et de ciel en ciel a répondu l’écho.

Le ciel bleu a toujours eu sur moi un effet désastreux. A l’observer, je ressens invariablement une joie douloureuse qui me cloue. Il me faut alors rassembler toute mon énergie pour baisser la tête et me remettre en route. Ce qui ne m’a nullement empêché de choisir « Physique de l’atmosphère » comme spécialité en 4ème année.
Toute une carrière scientifique bâtie sur une croyance populaire. A chercher à se rapprocher du ciel. Chercher à reprendre sa mère au ciel. Chercher à comprendre, à saisir, à maitriser, à dominer le Grand Kidnappeur. Toute une vie à la chercher.
S’employer à passer des cieux aux ciels, tellement plus proches. C’était malin. A chaque fois que j’y repensais, encore à midi, je me mettais à rire, un grand rire que je ne me connaissais pas.

Où commence le ciel ?
« Au commencement de toutes choses la Terre-Mère surgit du Chaos, et mit au monde son fils Ouranos tandis qu’elle dormait. Du haut des montagnes, il la regardait tendrement et il fit descendre une pluie fertile sur ses fentes secrètes et elle donna naissance à l’herbe, aux fleurs, aux arbres et à tous les animaux et à tous les oiseaux qui convenaient à chacun. »
Le ciel commence pour moi dans ces lignes
Ouranos, le ciel si proche
si éloigné de la série ciel-élevé-paradis-lumière-bien, mots qui s’enchainent au fil des siècles sous nos latitudes pour mieux s’opposer à la série infernale et non moins construite par des cerveaux anxieux et en mal de pouvoir : souterrain-bas-enfer-obscurité-mal.
Mur élevé entre le ciel et la terre. L’axe du Bien lance à l’axe du Mal : si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous.

Le ciel commence sous mon nez
C’est que l’atmosphère commence au ras du sol pour s’étager ensuite en strates où peu à peu les gaz se raréfient
Je vis au rez de chaussée de l’atmosphère, l’étage de la troposphère que je partage avec les nuages, les éclairs, le bleu
c’est notre ciel de jour

Je suis au ciel
je suis au ciel et mes morts avec
j’inspire le ciel et mes morts avec, je respire chaque jour mes morts, chaque jour ils entrent et ils sortent de mon corps
C’est qu’ils ne se sont pas volatilisés, mes morts, juste éparpillés un peu plus dans le ciel où l’on vit, morts et vivants, à égalité, juste un peu plus éparpillés, laissez-moi vous présenter quelques atomes de mes morts
carbone
Azote
Phosphore
Calcium
Oxygène
Hydrogène
né de l’eau tu redeviendras eau
Je bois mes morts, ils me traversent le corps la nuit et tous les matins je pisse mes morts, ils retournent alors à la terre avant de s’élever à nouveau en nuages
nuages brumeux
nuages groupés ou en montagne
nuages coureurs
nuages en barres
nuages de tonnerre ou diablotins
nuages pommelés
nuages divisés communs
nuages en voiles
nuages en balayures
avant de fondre à nouveau sur la terre et retomber en pluie sur mes épaules et mes cheveux, la pluie d’été, chaude et lourde et qui sent bon

C’est aussi que la terre retient son atmosphère
et que nous baignons tous dedans, tous dans la même eau, vive, qui circule, morts et vivants à égalité
mêlés
mais
mais il arrive que des molécules d’hydrogène, plus rapides, plus rapides que la vitesse de libération du champ gravitationnel, il arrive que ces molécules, après avoir quitté la troposphère et traversé la stratosphère, la mésosphère, la thermosphère, se retrouve dans l’exosphère, la dernière strate, et s’arrachent ainsi à l’atmosphère, franchissent l’ultime frontière pour ensuite dériver vers l’espace

L’atmosphère fuit
C’est ainsi que les particules les plus légères de nos êtres, morts et vivants à égalité, échappent au ciel de jour pour rejoindre le ciel de nuit

mercredi 15 octobre 2014

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