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laissez-passer #6

Hésiter à créer un dossier « Céline », se demander si l’icône de son dossier ne ferait pas un peu trop mausolée, regarder pour la première fois de très près l’icône « dossier » qui singe le papier avec sa couleur craft, sa forme de trieur vide et ses signets vert, rouge, bleu

glisser vers le haut de l’écran et s’arrêter, au-dessus du texte que tu es en train d’écrire, sur toutes les icônes qui singent le papier, celle des ciseaux pour « couper », celle de l’enveloppe pour « envoyer les éléments sélectionnés par courrier électronique »

s’absorber dans les icônes

Et puis retourner dans la barre du bas vers l’icône de firefox – au passage tu te dis qu’il ne sont pas très doués non plus pour les icônes chez Mozilla, il t’aura fallu du temps pour comprendre que celle du courrier représente un oiseau qui forme casque sur une lettre, jamais vu oiseau à ce point plombé, et pour ce qui est de l’icône du moteur de recherche tu réalises qu’il doit s’agir d’un renard censé parcourir le globe sauf qu’il l’enserre à la façon d’une flamme qui dévore – pour entamer une recherche plusieurs fois repoussée sur le terme « annonciation », le genre de recherche que tu démarres sans trop savoir ce que tu cherches mais aiguillée par un vague désir qui te rappelle néanmoins plusieurs fois à l’ordre, tu te dis qu’il doit avoir ses raisons

Et sur la liste des sites que firefox – là tu tiltes, c’est bien une flamme ET un renard, drôle tout de même que tu n’aies jamais eu l’idée de traduire, et « google » ça veut dire quoi « google » – te propose, ton attention est retenue par « Annonciation 25 mars : origine, signification LEXILOGOS », tu ne te précipites pas sur le pad pour cliquer mais plutôt sur ton agenda papier, celui où a posteriori tu as consigné toutes les dates importantes, tu sais déjà que tu vas trouver à la date du 26 mars « Céline / choc / échec du traitement d’induction » et à nouveau le trouble dans lequel te plonge cette date puisque c’est à une date un peu antérieure, celle du 23 mars, que Céline a noté dans son journal : « voilà, c’est fini »

Tu te rappelles très bien le 25 mars, tu voulais passer la voir mais elle n’avait pas voulu, elle devait subir un examen et ne savait pas à quel moment les infirmiers allaient venir la chercher, tu étais passée quand même, tu étais à deux pas, au sortir de la fac, et tu avais choisi pour elle de beaux pastels secs, le soin avec lequel tu avais sélectionné les couleurs, le soin avec lequel tu avais passé chaque bâton au désinfectant dans sa chambre tout en t’excusant de lui avoir désobéi, et son sourire triste « tu as bien fait, je suis contente de te voir, j’aime pas trop qu’on me voie comme ça – ton regard glisse sur l’espèce de papier très fin qui recouvre ses seins – mais ça va, ça me fait plaisir », et la joie quand ses yeux et ses mains se sont un peu animés à manipuler les couleurs, et puis je ne pouvais pas ne pas passer tu comprends, et puis cette fièvre inexpliquée, et cette attente, cette aplasie si longue ! je sais, le médecin a dit que tu faisais une belle aplasie, que c’était bon signe… mais là tout de même – tu refais le film, Céline l’aurait su dès le 23 mars, tu ne l’avais appris que le 26

Et pourtant le 26 mars, lorsque nous avions déboulé à l’hôpital ce jour-là, Stéphane était avec moi ce jour-là, je dis « débouler » parce que nous ne savions pas encore mais en fait nous savions, est-ce la raison pour laquelle, malgré l’urgent désir de la voir, nous sommes passés par l’infirmerie au lieu d’entrer directement dans le secteur stérile comme nous le faisions d’habitude ? tu ne sais plus mais tu sais le ralentissement dans les gestes de l’infirmière quand tu as prononcé son nom, quand tu as dit que tu étais sa sœur, que tu venais lui rendre visite, la précaution avec laquelle elle t’a dit qu’elle allait chercher l’infirmière chef, et quand cette dernière est arrivée tu as été surprise aussi par la lenteur de son pas, de ses paroles, la lenteur de tes propres réactions, Céline était en état de choc, elle venait juste de l’apprendre, il fallait aller la rejoindre, il y avait urgence, elle tremblait de froid dans son lit, l’infirmière te le disait avec la lenteur des cauchemars parfois et tu entrais dans le couloir stérile avec la lenteur des cauchemars parfois, tu enfilais les sur-chaussons blancs, tu savonnais tes mains, tu les passais à la formule antiseptique, tu mettais la blouse blanche, la charlotte, les gants, tu faisais tous ces gestes devenus automatiques dans cette même lenteur du cauchemar, en essayant d’activer mais ce n’était pas possible, pas possible parce que tu allais vite en fait, plus vite que d’habitude

Pas possible
Encore impensable qu’elle ne soit plus là
Impensable la pensée que tu ne la reverras plus jamais, tu avais 3 ans quand elle est née, tu l’as toujours connue

Bien sûr elle n’est pas ici auprès de toi mais elle doit être auprès de Franck et Romann, et si elle n’est pas auprès d’eux elle a dû sortir avec ses amis Chris et Alex et si elle n’est pas auprès d’eux elle doit être ailleurs, n’importe où mais

QUELQUE PART

Tu te rappelles juste après sa mort avoir cherché son dernier sms, dans l’angoisse tu as cherché sans trouver, même pas un numéro de chambre – elle changeait souvent de chambre, à chaque nouvelle entrée, et aussi parfois en cours d’hospitalisation, régulièrement tu lui demandais son numéro de chambre par sms et du parking de l’hosto, le numéro s’affichait dans la minute qui suivait, sinon c’est qu’elle était en soin, il fallait alors patienter un peu sur le parking, faire les cent pas dans le hall ou boire un café au 6ème étage

Tu te dis que par mail peut-être
Remonter avant le 1er avril et son admission en réa où elle n’a plus eu accès à son ordi, même au début alors qu’elle pouvait encore parler et agir, avant qu’elle soit intubée et plongée dans un coma artificiel, remonter dans les mails, un par un, se répéter « Céline » à chaque pression sur la flèche du bas, se dire que ce serait plus simple et plus rapide de faire un tri par nom d’expéditeur, mais continuer à appuyer sur la flèche du bas tout en répétant mentalement « Céline », retarder le moment et le précipiter en appuyant plus fort plus vite

Ce n’est pas la première chose idiote que tu fais depuis l’annonce de sa maladie

Toujours rien au 13 janvier, qu’est-ce que tu attends, vous échangiez si peu par mail, surtout les derniers temps tout passait par le téléphone
Retour de la pression sur « flèche-bas + Céline en mantra »
Et puis cette phrase, enfin, cette dernière phrase d’elle par mail
« T’inquiète pas, je suis toujours la ;) »

Une fois l’ange passé, tu te dis que bien insérée dans un roman bien tourné, bien huilé aux entournures, la phrase ferait son petit effet
mais tu n’écris pas de roman, tu as plus urgent à faire que d’écrire un roman, tu te demandes en revanche si tu dois résister à la tentation de mettre un accent sur le « la »

Tu te rappelles ensuite que tu as ouvert sur ton ipad un fichier « Céline » où tu as consigné des notes prises à l’arrache dans les mois qui ont précédé sa mort, période pendant laquelle le flux d’émotions t’empêchait de véritablement écrire mais où tu éprouvais quand même le besoin de retranscrire les notes prises mentalement lors des visites en réa

tu ouvres l’ipad, tu appuies sur l’icône du logiciel Page et alors que tu cherches à ouvrir le fichier « Céline », celui-ci se fige, refuse de s’ouvrir, tu insistes, tu modifies la pression du doigt mais rien n’y fait et, au bout de plusieurs essais, l’icône du fichier – qui est en fait la première page en miniature, il suffit d’habitude d’une pression douce de l’index pour qu’elle s’agrandisse et vienne d’un mouvement souple envahir tout l’écran, sensation quotidienne de l’avènement – change brusquement
en lieu et place de la page miniature apparaît une couverture noire sur laquelle un stylo gris trace un trait gris horizontal
tu ne reconnais pas tout de suite, faute de l’avoir jamais vue, la version nocturne de l’icône orangée du logiciel Page dont tu as l’habitude, tu penses plutôt au cahier de condoléances qui avait été disposé devant la chambre mortuaire
tu fixes un moment l’icône noire, tu te dis qu’il est inutile d’insister, que c’est à partir de la mort que l’on écrit, à partir de l’oubli aussi, ce que l’on a perdu comme le creux de l’écriture et, partant, ce qui lui donne relief

L’icône noire comme une injonction à tracer

Mais tu es loin d’être sage et tu insistes, tu files sur firefox pour taper « comment récupérer un document Page sur ipad », tu télécharges un logiciel, tu synchronises le ipad, ça marche pas, tu recommences, tu t’énerves, tu appelles Stéphane à l’aide, il recommence, ça marche pas, il s’énerve, on s’engueule, il part, tu finis par y arriver, l’ordi récupère les données, toutes les données sauf les documents Page
Il faut se rendre à l’évidence, le fichier est mort, décidément beaucoup d’idées à exploiter dans un roman mais tu as autre chose à faire que d’exploiter des idées dans un roman
tu continues ta recherche

Tu tapes ses nom et prénom dans la barre de recherche de firefox
Linkedin tout premier te propose de découvrir le profil complet de Céline mais tu n’y as pas accès parce que tu n’es pas inscrite sur linkedin
« Dans nos cœurs » en second te propose de consulter son avis de décès, tu peux même écrire tes condoléances sur un livre d’or électronique encore vierge et, lorsque tu cherches à sortir du site en cliquant sur la flèche retour en haut à gauche de manière à revenir sur la liste proposée par firefox, le site « dans nos coeurs » te retient, tu dois fermer l’onglet de navigation et réengager le processus pour continuer la recherche
Le troisième site c’est facebook le quatrième un avis de décès et ainsi de suite un feuilletage de réseaux sociaux et avis de décès
Juste à droite de la barre de recherche firefox tu avises la barre de recherche google, tu décides de faire un comparatif sur ses nom et prénom
Environ 4 420 résultats (0,11 secondes) sur firefox
Environ 4 420 résultats (0,20 secondes) sur google, un peu plus lent mais curieusement le même nombre d’occurrences, quasiment même ordre des sites proposées

Voyons sur seeks
Tu décides de ne pas t’attarder longtemps sur l’espèce de gros suppositoire vert qui précède le nom du moteur de recherche et lance ses nom et prénom dans le moteur de recherche alternatif français respectant la vie privée via un métamoteur utilisant les principaux moteurs de recherche ainsi qu’un annuaire ...
Tu découvres ainsi qu’elle est inscrite sur Geneanet, le site de référence des généalogistes : il permet de rechercher ses ancêtres et de partager sa ...
Mais sa dernière connexion date du 20 mai, ce doit être une autre, forcément
Dès la seconde page tu tombes sur des sites qui ne la concernent pas, qui hébergent d’autres personnes qui n’ont de commun avec elle que le prénom ou le nom, tu laisses tomber, elle était si peu présente sur le net, qu’espères tu trouver, tu t’éloignes d’elle toujours un peu plus, à chaque nouvelle page ouverte

Le saisissement lorsque tu es tombée tout récemment sur son profil facebook, tu avais oublié que tu l’avais comme « amie », toute une soirée à descendre son mur, traquer le moindre commentaire, les « merci les filles », les « bonne semaine », surprise de voir à quel point le végétarisme semblait lui tenir à cœur, elle qui ne brandissait jamais l’étendard
Mais rien
Au final
Qu’est-ce que tu espérais ?
Tu reviens à ton profil et là tu aperçois le petit chiffre rouge dans « actualiser mes infos », tu sais vaguement que c’est une demande que tu as fait trainer des années, tu n’as pas ouvert un compte facebook pour échanger des photos de famille, et ceux que tu vois régulièrement dans la vraie vie, à moins qu’ils n’aient comme toi la littérature à l’estomac, tu as vite tendance à oublier que tu les as comme « amis »
tu cliques pour répondre à cette demande qui date et enfin

Tu t’identifies comme étant sa sœur

Tu te demandes à quel moment Franck va fermer son compte, tu sais déjà que tu ne lui en parleras pas
tu souhaites et tu ne souhaites pas qu’il le fasse

Tu ne te vois pas supprimer son mail dans le carnet d’adresses de Thunderbird encore moins son contact dans ton portable, ce serait comme l’effacer, elle
et pourtant – tu te souviens qu’elle fait partie de la liste de diffusion « amis et famille » - tu ne vas tout de même pas continuer à lui envoyer tes actualités

Et si tu lui écrivais un message

Si au moins tu pouvais la retrouver dans les rêves

Dans tes rêves tu trouves des cérémonies d’enterrement, des gens gravement malades, tu revis tout, mais sans elle

Tu repenses à Charon, celui qui fait traverser aux âmes défuntes le fleuve Achéron

Est-elle de l’autre côté ?

Tu vas relire tout ce que tu peux trouver sur l’Achéron, sur ceux qui l’ont traversé, sur ceux qui l’ont traversé deux fois, sur ceux qui se sont arrêtés sur la rive du fleuve, tu vas tout relire sur l’Achéron

mardi 3 juin 2014

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