mot maquis

 

Accueil > vrac > laissez-passer # 4

laissez-passer # 4

Série toujours en lien étroit avec Nous sommes tous des presqu’îles.


Pour Céline, ma soeur

J’entends C’est l’île du lapin et ça ne me dit rien, vraiment rien, et puis je ne vois pas la porte de l’Europe, et puis c’est ridicule comme nom, vraiment pas possible ce nom, on ne peut pas avoir fait tout ce chemin pour « l’île du lapin », ils se trompent, ou alors ils nous trompent, ceux-là n’ont pas l’air méchant mais on ne peut jamais savoir, avec eux
Je dirai l’eau coupée de gasoil que les autres nous ont fait avaler dans le désert, comme ça qu’ils nous rationnent, une fois là-bas je dirai tout, je dirai mon père dans le container, mon père numéro 10 dans le container P4 en plein désert, je balancerai parce que j’ai pas froid aux yeux et que j’en ai appris des expressions françaises pour bien tout dire ce qu’il faut comme il faut, ils vont m’entendre
Une autre voix Le téléphone passe plus, faut trouver une solution et sur solution une lumière vive à l’avant du bateau qui éclaire nos dos massés les uns contre les autres, je nous vois tous recroquevillés, nous les 545 passagers de l’Espadon qui fait dans les 15 mètres, nos dos comme une mer noire et toute bossue, je me redresse et alors je vois une main agiter une couverture enflammée, je pense « oriflamme » mais je ne sais plus ce que le mot veut dire, je l’avais trouvé dans un livre emprunté au Centre Arthur Rimbaud, aussitôt relevé dans mon carnet vert
Il m’avait plu, ce mot
J’irai faire des recherches à la Grande Bibliothèque de France, tous les jours j’irai faire évoluer mon français, je lirai toute l’histoire de Marie-Antoinette, tout Balzac et surtout : tout Rimbaud
L’homme contre moi pue plus que moi, plus encore que le gasoil qui pourtant m’emporte le nez, je réussis à dégager un bras pour tâter le pont sous moi, il est gras
Et d’un coup le pont bascule en même temps que des corps s’abattent sur mon dos
On crie Au feu
Je mangerai de la viande tous les jours, je ferai mijoter de tendres pièces d’agneau dans un délicieux beurre aux herbes préparé par mes soins auquel je rajouterai des oignons, du poivre vert, du gingembre, du curcuma et de l’ail
Le monde glisse et bascule, je brasse de l’eau et du gasoil et des bras qui s’agitent à gros bouillons, partout nos mains glissent sur des torses luisants, agrippent des seins de femmes, enfoncent des têtes pour aller happer l’air avant de replonger, enfoncés par d’autres mains, nous sommes précipités sous le monde, dans le gros ventre noir du monde qui referme sur nous le couvercle
J’irai trouver Amanuel, ses yeux sont beaux, ses cheveux sont beaux, il est luisant, même sa chemise est luisante, mais c’est peut-être à cause de l’écran de l’ordi, peut-être que c’est le lustré de l’écran qui le rend si beau et si luisant, j’irai le voir pour voir, vérifier sur pièce, et aussi sa voix, peut-être qu’ils trafiquent les ondes de la radio à Paris pour lui faire cette voix, si grave avec un petit noyau de joie au creux, toujours, mais surtout quand il a annoncé le coup d’état
Raté, on l’a su le lendemain mais quelle joie en attendant !
Il faisait le pro ce jour-là, celui que rien ne perturbe, le journaliste im-part-ial, mais on sentait bien qu’il était plus que content, on le sait qu’il est de notre côté et c’est même pour ça qu’il a fui, lui aussi, pour vivre et pour dire, j’irai le voir et je lui dirai, je pourrai lui dire, à lui, que je veux écrire
L’eau me glisse loin très loin et je ne rencontre plus ni pieds ni mains ni têtes ni seins à agripper ou à battre
Je ferai du ski, j’achèterai une jolie combinaison de ski et je glisserai dans les jolies montagnes sur cette matière qui est très froide à ce qu’on dit, plus froide même que l’eau du puits même si j’ai un peu de mal à le croire
J’entends des murmures, des râles, des prières et des gémissements, le mélange fait un drôle de chant qui me ravit et je me dis que l’opéra, c’est peut-être ça
Et puis le bruit affolant d’un moteur qui passe
Je note : c’est le troisième qui passe sans s’arrêter
Je chanterai à tue-tête sur mes skis en dévalant les montagnes, à tue-tête
1 2 3 / trois petits chats / trois vilains petits fripons / sans un bruit l’autre nuit / sont entrés dans ma maison
Et d’ailleurs je monte je respire déjà mieux, je descends la fermeture éclair de ma combinaison pour respirer à pleins poumons le bon air de la montagne, l’air pur et léger et légendaire qui déjà m’emplit tandis que je monte, aspirée par le regard bleu de Rimbaud, ce bleu qui s’étend et déborde son visage
un peu comme du lait
lait sur le feu
feu Rimbaud
haut là-haut
Rimbaud m’attend, sur la piste noire, et je lui souris
J’entends ils sont comme des poissons, tiens, ils me glissent des mains, j’entends celle-ci je la tiens, j’atterris dur et zip plus de regard bleu, un bruit de plastique et la fermeture éclair se referme sur moi
Tous les matins en me réveillant je serai heureuse et je chanterai, je sortirai et je chanterai, je ne ferai plus jamais profil bas, je marcherai et je chanterai en regardant les gens dans les yeux comme quand j’avais 15 ans au maquis avec ma kalachnikov toute neuve
Ça s’ouvre à nouveau, j’entends Qu’est-ce qui t’as pris de la foutre là-dedans, elle est vivante !

lundi 7 avril 2014

Licence Creative Commons
les images et les oeuvres numériques du site sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
ISSN 2428-6117
.