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benoît vincent

roulement de tambour oyez et tout le reste, très heureuse de faire une place ici à un épisode du Magasin, feuilleton de Benoît Vincent. Benoît écrit, chante, parle serendipité et folksonomie sur AMBO(I)LATI. Mais il est aussi bien présent sur publie.net et très actif sur Hors-sol. Bref encore un fou sur le net, je crois que j’ai un penchant pour les fous sur le net...

Vous trouverez mon texte sur AMBO(I)LATI


J’ai rêvé une nuit du Magasin. Un monde en soi, un contenu. Comment cela est agencé. Ce qu’il s’y passe. A quoi ça sert. Des phrases simples, des situations d’autant. Cartographier le lieu ne suffit plus : ici questionner l’habiter.

C’était une nuit d’huile, poisseuse, grasse, inamovible.

C’était une nuit de plus, une enveloppe qui semblait sourdre du murmure des corps ébouriffés, endormis, repliés en boule. Une nuit de plus, qu’on désoccupait. Une nuit désaffectée de nos mains, de nos yeux et leurs ombres.

Les sifflements, les hululements plutôt, prenaient forme. S’élevaient dans la nuit. Ce n’était plus le ronflement de grande fatigue. Un cri d’hébétude. Une découpure.

Ceux qui jouissaient de grande considération étaient les passeurs de nuit. Par leurs bouches se colportaient les différentes légendes et les mots incongrus du Dehors. Ils étaient respectés et craints, car on leur prêtait des aventures extraordinaires : d’avoir visité tout le Magasin, d’avoir barulé dans ses recoins, d’être monté, et descendu, et puis aussi — mais peu le croyaient réellement — on disait qu’ils étaient sortis. Qu’ils avaient mis un pied hors du Magasin. Non pas pour une autre structure laborieuse, pas l’Arsenal ou l’Entrepot, mais le dehors, la vastitude, l’inconnu, l’incertain, le flou !

Ils en retiraient une grande fierté, de ce respect qui saisissait les baraquements, les alcôves. Cela leur donnait même un peu de condescendance. Affectés un peu par leur renommée, ils devenaient insaisissables eux-mêmes, ils longeaient les parois.

La nuit était leur espace, peut-être parce que les corps s’y évanouissaient.

Mais tu n’étais pas si ténue, tu n’étais pas invisible. Comment se fait-il que je ne puisse te saisir autrement qu’en oubli ?

Lorsqu’un passeur de nuit s’installait dans un baraquement, outre qu’il fallait le nourrir et l’héberger (il prenait une alcôve et toutes les alcôves adjacentes, pour n’être pas dérangé — mais souvent on se demandait bien où il pouvait être car la nuit est leur domaine), chacun se sentait plus attentif, plus prudent aussi, dans ses mots et ses mouvements.

J’ai vu autrefois — c’est à présent défendu — j’ai vu autrefois qu’on se rassemblait en cercles autour du passeur et d’un mauvais braséro qui ajoutait à la confusion et au mystère, par sa fumée putride, suffocante.

J’ai vu autrefois un passeur tenir une nuit la communauté rassemblée autour de lui et tenue par sa parole seule. Et nos lendemains étaient aussi tristes que douloureux.

Mais tu n’étais pas intouchable, je me rappelle t’avoir touchée, tu étais là contre moi, pourquoi je n’ai aujourd’hui qu’un creux de faim, une plaie avide, qui ne réclame qu’encore coups, et coups à nouveau ?

La nuit, les passeurs prenaient forme, comme s’ils avaient été modelés par la nuit même. Et on ne savait pas de quelle matière ils se nourrissaient pour ainsi poser leurs mains sur nos cœurs, leurs bouches sur nos bouches.

Et lorsqu’on se déshabillait, avant de tenir l’alcôve, on se défaisait peut-être de l’odeur, mais pas de la nuit, pas de la langue de la nuit dans laquelle on s’endormait, la nuit comme une langue comme un tissu et ; pour les plus éreintés, pour les plus fragiles, alors s’ouvrait ce qu’on appelait le rêve. Là on n’était plus dans le Magasin. Mais ces excursions, on les gardait pour nous, car quitter le Magasin était interdit, on pensait qu’on avait été renversés, dans notre tête, par une passion ou une folie, enfin une chose honteuse et puante et on était parmi les premiers, au petit matin, à pointer vers nos tâches, rassurés et heureux de pouvoir se remettre à l’oubli, se rencogner au corps, s’abandonner au temps qui passe, sans impatience, et sans attente. Ils ne reviendraient plus. Peut-être ils n’étaient jamais venus.

Mais tu n’étais pas partie, tu ne pouvais disparaître, cette ombre qui te lovait était le plus-que-sensible, pourquoi s’est-elle défaite, comment as-tu pu la subtiliser ? Comme as-tu pu la soustraire, alors que tu étais déjà l’empreinte ?

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Pour les autres vases communicants, suivez le guide !

vendredi 6 avril 2012, par Juliette Mézenc

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